Jean-Marc Manach, La vie privée, un problème de vieux cons ?

Référence(s) : Jean-Marc Manach, La vie privée, un problème de vieux cons ?, Limoges, Éd. Fyp, coll. Présence, 2010, 224 p.
lundi 28 septembre 2015
par  SUD Éduc

Derrière ce titre accrocheur se dissimule une étude captivante de Jean-Marc Manach qui a le mérite d’expliciter les tenants et les aboutissants de la problématique de la « vie privée » à l’heure des technologies de l’information et de la communication. Avec un ton journalistique parfois léger mais savamment dosé, ce bref essai ne cesse de surprendre par la clarté de son analyse critique et la capacité à décrypter et à mettre en perspective des données chiffrées dans un contexte historique. Journaliste d’investigation, cofondateur des Big Brother Awards, enseignant dans plusieurs écoles de journalisme, l’auteur démontre incontestablement son expertise dans le domaine de l’impact des technologies sur la société, des questions de surveillance, de libertés, de vie privée et de sécurité informatique. Le problème ici posé est celui du concept de la vie privée mis à mal avec l’internet et les technologies numériques qui reposent sur des « sociétés de bases de données » (p. 16) résultant de la surveillance généralisée. En effet, comme on le devine en lisant le titre, la problématique ne semble pas se réduire à un problème de génération opposant vieux et jeunes mais s’avère être un véritable enjeu politique et sociétal. La question de fond est celle de nos libertés. Ainsi « les natifs du numérique auraient [-elles] intégré la possibilité d’être surveillé, en tout temps et en tout lieu, par une technologie » (p. 12). Ils ne militent d’ailleurs pas contre, mais y sont plutôt favorables, vu la quantité d’adeptes de sites sociaux où l’intégralité des données des faits et gestes sont analysés. Ces « outils de réseaux sociaux, partagent plus de données, avec plus de gens que le fbi de Hoover ou la Stasi, n’auraient jamais pu en rêver » (p. 16). Ce qui semble incroyable, c’est que les gens racontent toute leur vie en détail, « le plus fou, c’est que les informations sont exactes, la plupart ne mentent même pas » (ibid.). Le modèle économique du Web repose essentiellement sur l’agrégation et la commercialisation de ces données personnelles des utilisateurs.

2La vie privée est devenue une sorte de monnaie d’échange pour payer les services gratuits en ligne. Le modèle social est fondé sur la monétisation de notre intimité. C’est la raison pour laquelle ces entreprises du Web « doivent faire évoluer progressivement la notion même de vie privée pour que ce que nous partageons ne paraisse plus aussi précieux, tout en gagnant notre confiance » (p. 73). Dans un futur proche, le seul moyen d’échapper à ce profilage continu sera a priori de se déconnecter. Mais aujourd’hui, exister « sans laisser des traces » fait de vous le premier suspect. Plus généralement, « d’ici quelques années nous seront tous sur écoute, par défaut, et les autorités policières et administratives disposeront probablement d’un accès direct à toutes les données qui nous concernent. Il faudrait donc en finir avec l’idée de la vie privée » (p. 17). Pouvons-nous dépasser l’idée soi-disant obsolète que représente la vie privée et d’essayer de vivre avec l’idée qu’elle n’existe plus ? Face à cette nouvelle problématique et pour accélérer l’adoption de tout un arsenal sécuritaire au profit d’exploiter la vie privée, le nouvel ennemi de la caste politico-industrielle « c’est l’internaute », décrit continuellement comme un terroriste, un voleur, ou un pédophile en puissance. On ne peut que critiquer l’archaïsme de certains propos, certes représentatifs de la méconnaissance sclérosante des pouvoirs politiques Français, mais surtout illustrant parfaitement le besoin de reprendre le contrôle sur les citoyens : l’internet est « la pire saloperie de l’histoire de l’humanité » (Jacques Séguéla), le « tout-à-l’égout de la démocratie » (Denis Olivienne), « l’absence de régulation du net provoque chaque jours des victimes ! » (Frédéric Lefebvre), ou encore, le besoin s’en prendre « au fonctionnement malsain de la Toile » (Patrick Devedjian), etc. (pp. 48-49). Malheureusement, à force de décrier les risques et les dangers, les mesures qui relevaient autrefois d’un état d’exception deviennent aujourd’hui la norme. À trop banaliser la surveillance et « sécuriser » l’espace public, nous sommes entrés dans un système de surveillance et de contrôle généralisé. L’opinion publique, leurrée par les responsables politiques, fait que nous nous retrouvons dans un système où il s’agit souvent moins de garantir la sécurité que de lutter seulement contre le sentiment d’insécurité. Paradoxalement, ce sont ces mêmes responsables politiques qui, en culpabilisant adroitement la population de sorte qu’elle accepte d’être surveillée, se refusent d’être transparents et semblent avoir des choses à cacher. En témoigne les nombreuses et récentes modifications du droit qui apportent d’avantage de protections aux responsables politiques qu’à celles du citoyen anonyme (Christophe Bigot, « Médias et vie privée », Problèmes politiques et sociaux, 940, 2007, pp. 89-90). Malheureusement, « la surveillance crée un monde qui ne nous fait pas confiance, elle conduit à la suspicion » (p. 85). Tout le monde peut être suspecté à tort où à raison. Jean-Marc Manach mentionne également, chiffres et documents à l’appui, toutes les dérives du fichage administratif et policier qui, en toute illégalité depuis de nombreuses années, constitue de véritables bases de données « parallèles », exploitées en toute impunité. L’objectif n’est pas de recenser des délinquants, mais bien de constituer des renseignements précis sur l’ensemble de la population dès de l’âge de 13 ans, avec un taux d’erreur allant jusqu’à 83 % ! (pp. 87-120). Cela conduit à substituer la présomption de culpabilité à la présomption d’innocence dans un système devenu totalitaire. Parallèlement, toutes les lois sécuritaires renforçant ou justifiant de telles pratiques ont été adoptées en urgence ou à coup de décrets sans réelle protestation. L’idée n’est donc plus de consigner les pratiques délinquantes mais de relever tous les comportements, quels qu’ils soient, sous la forme d’informations utiles concernant les citoyens avec toutes les approximations que cela comporte.

3Face à un système politique asservi aux industriels qui n’entrevoient du numérique qu’un immense supermarché contrôlé, la diabolisation de l’internet est donc symptomatique de l’espace de liberté qu’ont su y trouver les utilisateurs. À cela s’ajoute le risque de privatisation de la police et de la justice (p. 113). Et c’est bien ce qui se pratique déjà avec hadopi, « une autorité indépendante chargée de condamner sans preuves, ceux qui lui ont été dénoncés sur simple présomption de culpabilité, par les polices privées des industriels » (p. 112). Jean-Marc Manach nous apprend également que 85 % des établissements scolaires sont vidéo-surveillés au Royaume-Uni et que 10 % d’entre deux le sont également dans les toilettes ! (p. 128). Mais le Royaume-Uni n’est pas le seul à recourir à ce genre de pratiques, plusieurs établissements ont été condamnés en France pour les même faits (p. 134). Pourtant, toutes les études indépendantes concluent que la vidéosurveillance, si largement promue en France, est globalement inefficace et pointent le fait que les installations sont massivement hors la loi. Plus généralement, beaucoup de personnes pensent que, puisqu’ils n’ont rien à cacher, ils ne craignent en rien d’être surveillés ou que leur vie privée soit exploitée et profilé : « Nombreux sont ceux qui n’ont rien à se reprocher, mais qui, pourtant, se voient suspectés, voire mis en accusation, par des surveillants, contrôleurs et représentants de l’administration ou de l’autorité agissant en dehors de tout cadre judiciaire. Et alors, trop souvent, hélas, ce ne sera pas à l’administration, à la fois juge et procureur, d’apporter preuve d’une culpabilité, mais bien à la personne suspectée d’apporter la preuve de son innocence… Ce n’est pas parce que vous n’avez rien à cacher que jamais rien ne vous sera reproché. Quand on cherche on trouve toujours » (p. 141). Comme le rappelle à plusieurs reprises Jean-Marc Manach, « dans une démocratie, c’est à l’accusation d’apporter les preuves de la culpabilité des suspects, et non pas à ces derniers d’apporter les preuves de leur innocence » (p. 138). Il ne manque pas de décrire de nombreuses affaires récentes illustrant ces propos, toutes plus angoissantes que les autres, car fondées sur l’absence de preuves et stigmatisant seulement des comportements qui « laissent supposer qu’il serait susceptible d’avoirs commis, ou de pouvoir commettre » des actes qui n’ont jamais existés ! Finalement, « le danger n’est pas la surveillance généralisée, mais l’absurde d’une société oppressive » (p. 143) et le problème n’est pas tant la perte de libertés mais la destruction de la confiance à travers « la tension entre le fort et le faible, entre celui qui contrôle, surveille, suspecte, et celui qui se trouve dès lors à devoir se justifier, démontrer son innocence, ou bien encore à se cacher, ou s’autocensurer, de peur d’être suspecté, ou accusé » (p. 144). Dans cette perspective, les discours sécuritaires pensent « qu’accepter de sacrifier sa vie privée serait donc pour notre bien, et si l’on s’y oppose, c’est bien que l’on a quelque chose à cacher » (p. 146). C’est en cela qu’il faut soutenir le respect de la vie privée même quand on n’a rien à cacher, car c’est de liberté qu’il s’agit : sans vie privée, il n’y a pas de libertés. Et ce n’est pas tant sur l’internet que dans l’espace physique qu’elle est de plus en plus menacée. En ce sens, Jean-Marc Manach ne manque pas de rappeler que « l’une des toutes premières mesures mises en place par les dictatures est précisément d’abolir la vie privée, la liberté d’expression, d’opinion et de circulation, de généraliser la suspicion et de placer tous leurs « citoyens » sous surveillance » (p. 153). Mais, quelle que soit la gravité des propos, Jean-Marc Manach reste positif et pense que l’internet apparaît « comme une partie de la solution du problème » (p. 211) car, avant, seuls les puissants pouvaient être entendus par le grand public.