Julian Assange, Jacob Appelbaum, Andy Müller-Maguhn, Jérémie Zimmermann, Menace sur nos libertés. Comment Internet nous espionne. Comment résister

Référence(s) : Julian Assange, Jacob Appelbaum, Andy Müller-Maguhn, Jérémie Zimmermann, Menace sur nos libertés. Comment Internet nous espionne. Comment résister, Trad. de l’anglais par Abel Gerschenfeld et Anatole Muchnik, Paris, R. Laffont, 2013, 252 pages
lundi 28 septembre 2015
par  SUD Éduc

En 2009, Amnesty International a attribué un prix à Julian Assange, En 2010, il a été nommé homme de l’année par Time Magazine et Le Monde ; Forbes Magazine l’a placé pour la première fois parmi les 68 personnalités les plus influentes au monde. Retranché depuis plus d’un an à l’ambassade d’Équateur qui lui a accordé l’asile politique à Londres, le fondateur de Wikileaks propose un ouvrage, fruit d’un dialogue avec Jacob Appelbaum, Andy Müller-Maguhn et Jérémie Zimmermann, tous très soucieux de la défense des droits et des libertés politiques et individuelles sur l’internet. Menace sur nos libertés. Comment Internet nous espionne. Comment résister tente d’expliquer en quoi l’appropriation de l’internet par des gouvernements et des entreprises privées constitue une menace fondamentale pour les libertés et la démocratie. Limpide et informé, le discours permet une réelle prise de conscience de la situation de l’univers numérique tant prisé, d’une part, pour sa capacité à offrir un espace de liberté et, d’autre part, pour sa violente et discrète capacité à former un système despotique. Selon Julian Assange, « Internet, le meilleur de nos instruments d’émancipation, est devenu le plus redoutable auxiliaire du totalitarisme qu’on n’ait jamais connu. Internet est une menace pour l’humanité » (p. 7).

2À l’aide de ses collaborateurs, l’auteur principal porte une critique virulente à l’égard de l’intrusion des États et des entreprises dans la vie privée des individus. Il documente ses propos grâce à son expérience au sein de Wikileaks (toujours en activité), qui s’est heurté à presque toutes les grandes puissances et à leurs relais pour en dénoncer la violence et la force coercitive d’interception et d’appropriation massive des richesses physiques et immatérielles. Après avoir livré à la portée de tous des informations sensibles, Wikileaks a été qualifiée « d’organisation terroriste ». Ses membres ne cessent d’être traqués, harcelés en tant que « combattant ennemis », « cyber-dissidents » participant à la « cyberguerre » (pp. 22-24). En effet, depuis la démocratisation massive de l’internet, les États-Unis sont en guerre : « Internet qui était censé constituer un espace civil, est devenu un espace militarisé. […] En matière de communications, nous vivons tous sous la loi martiale […], de fait, nos vies privées sont entrées dans une zone militarisée » (p. 47). D’ailleurs, les membres du gouvernement américain n’hésitent pas à réclamer et à obtenir officiellement « l’assassinat extrajudiciaire », « si nécessaire par l’intermédiaire d’un drone » (p. 23) des « terroristes » supposés.

3Finalement, tout en opérant une censure sans précédent, en criminalisant la consultation du site internet de Wikileaks, en mettant en place un blocus bancaire à son encontre, en violant les lois et traités internationaux, les États-Unis, leurs homologues et partenaires ont montré leur pouvoir d’atteinte directe aux libertés économique, physique et morale des individus tout en prônant ironiquement « la Liberté » comme élément moteur de leurs actes. Wikileaks à mis en visibilité une forme de censure mondiale (p. 26) en exposant la prolifération de dispositions et procédés secrets au service d’une cause supérieure d’appropriation exploitant infiltration, intimidation et captation, en contradiction totale avec les dispositifs législatifs de protection des libertés des individus. En réalité, il s’agit d’un enjeu stratégique sans précédent : « Il faut avoir le contrôle de tout, il faut tout filtrer, il faut qu’on sache tout » (p. 34). L’approche stratégique consiste à capter tous les flux d’information, puis à passer les données au crible de systèmes d’analyse pour anticiper menaces et potentialités, sans se soucier de la légalité et de la confidentialité des renseignements.

4En conséquence, Julian Assange milite pour l’émergence d’une masse critique capable de rééquilibrer le rapport de force dans un consensus. Sans elle, l’infrastructure du réseau servira à traquer et à marginaliser ceux qui se sont impliqués dans la recherche de ce même consensus (p. 35). L’auteur critique également l’aide « d’entreprises devenues pour l’essentiel une police secrète privatisée » (p. 76). En cela, les grandes groupes du numérique ont une réelle responsabilité éthique, puisqu’ils construisent les dispositifs de captation de données qu’ils offrent sans réserve aux États : « Ils sont complices et responsables » (p. 79). Ce constat tend à dessiner une société de surveillance généralisée où seule la responsabilisation de chacun permettrait de préserver son intimité, car ceux qui ont la capacité de tout intercepter ne s’en privent pas.

 Le nouveau monde d’Internet, se sentant au-dessus du monde physique ordinaire, avait soif d’indépendance. Mais les États et leurs amis sont intervenus pour en prendre le contrôle – en s’assurant la maîtrise de ses fondations matérielles. L’État, […] a vite appris à profiter de sa maîtrise de l’espace physique […] nous a privés d’indépendance […] a entrepris d’intercepter massivement le flux d’informations de notre nouveau monde – son essence même – alors que toutes les relations humaines, économiques, et politiques s’y trouvaient. L’État s’est introduit dans les veines et les artères de nos nouvelles sociétés, engloutissant toute relation exprimée ou communiquée, toute page consultée, tout message émis et toute idée soumise à un moteur de recherche, puis il a stocké ce savoir, des milliards d’interceptions quotidiennes, un pouvoir dont il n’aurait jamais rêvé, dans d’immenses hangars ultrasecrets, à jamais. Il a ensuite entrepris de fouiller et fouiller encore ce trésor, l’expression intellectuelle collective intime de l’humanité, à l’aide d’algorithmes de plus en plus sophistiqués, et de le faire fructifier en poussant au maximum le déséquilibre de pouvoir entre les intercepteurs et le monde des interceptés » (pp. 10-11). Ce dialogue en forme d’avertissement alerte, et parfois responsabilise sur les dangers d’exposer sa vie sur l’internet. Il donne des pistes pour résister et construire les outils d’une nouvelle démocratie. Selon Julian Assange, il ne s’agit pas de se limiter à dénoncer cette surveillance globale, car « nous pouvons construire des outils avec notre esprit, les diffuser et mettre en place une défense collective » (p. 196). Les enjeux sont simples et universels : les libertés de mouvement, de pensée, de parole, de communiquer, d’interagir, la confidentialité, l’anonymat, le droit d’utiliser son argent, celui de corriger et effacer les données le concernant, celui à la transparence (pp. 118-194). Il faut donc que chacun prenne conscience de la vulnérabilité dans laquelle la surveillance électronique globalisée enferme, et ce que représente véritablement aujourd’hui la nécessité d’un internet libre. À titre d’exemple, en 2013, citons le nouveau centre informatique dans le désert de l’Utah aux États-Unis dont les serveurs, dédiés à l’espionnage et la sécurité nationale, occuperaient officiellement 8 000 m². On pourrait y rassembler et lire les courriers électroniques, les entretiens téléphoniques, les recherches des moteurs de recherche, les résumés des voyages et déplacements, la liste des achats en ligne, les préférences vestimentaires et alimentaires, les orientations sexuelles et politiques, les schémas relationnels, les profils adn, les curricula vitae accompagnés des données informatiques personnelles sur tout habitant du monde. Une perspective effrayante qui n’est qu’à son balbutiement. Cependant, toutes ces informations sont déjà disponibles de manière diffuse. Dans le cas d’une demande d’une administration ou des services spéciaux, il suffirait dorénavant de formuler une requête pour tout savoir de manière centralisée. De la naissance à la mort d’un individu, on obtiendrait le profil complet et détaillé du sujet d’expérience. En moins d’une minute, le système produirait jusqu’à 500 pages d’informations. En outre, il y a un « profil des faiblesses » qui montre toutes les préférences révélées et cachées des individus. Un « profil sur l’état de santé » résume tout ce qui a été noté par des médecins, hôpitaux, en plus des informations financières, boursières, diplomatiques, satellites, etc. (Vertraulicher Schweizer Brief, 1351, 2013). Telle est l’ambition actuelle de la surveillance généralisée et centralisée. La Chine, la Russie, l’Union européenne et plusieurs états du Moyen-Orient construisent leurs propres versions. Enfin, la France est le premier exportateur de solutions techniques de surveillance généralisée (notamment avec la société Amesys appartenant au groupe Bull).

6Très instructif, bien documenté et très didactique, ce livre n’est pas un manifeste, plutôt « un cri d’alarme » (le terme anglophone « whistleblowing » désignant « un coup de sifflet » dans le jargon de Wikileaks) avertissant des enjeux de la « dystopie de surveillance postmoderne » (p. 7). Peut-être est-il aussi un manuel d’insurrection démocratique : « Dans la mesure où l’État fusionne avec Internet, l’avenir de notre civilisation devient l’avenir d’Internet, et il faut redéfinir le rapport de force. Si nous ne le faisons pas, l’universalisé d’Internet transformera l’humanité en un vaste réseau de surveillance et de contrôle des masses » (p. 15). L’accroissement constant des échanges ne doit pas exposer à un accroissement constant du contrôle des individus, duquel, pour l’instant, seuls les plus habiles ou les plus puissants ont une chance de s’y soustraire.