Paul Jorion, La guerre civile numérique

Paris, Textuel, coll. Conversations pour demain, 2011, 109 pages
lundi 28 septembre 2015
par  SUD Éduc

Reposant sur un travail de notes de terrain au sens anthropologique, l’essai de Paul Jorion recroise les données de son blog très populaire sur l’internet. Le chercheur avait été l’un des premiers à prévoir la crise des subprimes et la récession qui allait en résulter. Spécialisé à la fois en économie, en intelligence artificielle et en anthropologie sociale, Paul Jorion conduit une réflexion informée et hétérodoxe sur les nouvelles formes de critique sociale et d’activisme politique qui se développent via l’internet. Dans La guerre civile numérique, il revient sur l’épisode Wikileaks et les réactions politiques qui l’ont accompagné. il dépeint une situation d’extrême tension qu’il qualifie de « prérévolutionnaire », qui ne serait pas un mouvement émanant du bas pour s’élever contre les pouvoirs en place. À l’inverse, il s’agirait d’« une déclaration de guerre » qui vient des gouvernements, contre les mouvements citoyens.

2En quoi Julian Assange représente-t-il une menace pour de nombreux gouvernements ? Les réseaux sociaux favorisent-ils l’apparition de révoltes populaires ? Comment les hackers contournent-ils les mécanismes de surveillance généralisée mis en œuvre par les gouvernements ? Peut-on « éteindre » l’internet, comme le prévoient les États-Unis (Loi Kill-Switch, p. 72) pour empêcher une révolution ? Existe-t-il des seuils psychologiques qui, une fois franchis, rendent les événements futurs totalement indécidables ? Les blogueurs peuvent-ils concurrencer les journalistes ? Autant de problématiques pour lesquelles Paul Jorion donne des éléments d’analyse dans l’ouvrage.

3La première partie, « Les hacktivistes : cyber-terroristes ou dissidents numériques ? » (pp. 10-47), dénonce la collusion profonde entre les gouvernements et les entreprises privées, faisant conjointement appel à des officines privées de sécurité pour contenir les « déviants ». Qualifiés par le gouvernement américain de « terroristes high-tech », de « combattants ennemis à neutraliser » (pp. 19-22), les dissidents, hackers et Anonymous, se présentent comme des agents subversifs au service de la transparence démocratique, une transparence institutionnelle refusée au nom de la nécessité des niveaux d’intervention officiel et officieux. En réalité, les gouvernements n’arrivent pas à s’accommoder de la transparence. Finalement, la démocratie n’est qu’un discours de façade, une image. En contrepartie, « le fait qu’Internet offre un relatif anonymat a toujours été considéré comme un danger par les autorités » (pp. 25-26). En ce sens, l’intervention majeure de Wikileaks a prouvé « que les entreprises s’approprient activement l’autorité de l’État pour assurer et augmenter leur propre pouvoir. L’exemption de l’État de droit a été purement et simplement transférée du sommet des élites politiques à leurs contreparties du secteur privé » (p. 38). À cette occasion, on découvrait que les États s’adressaient « à des agences s’occupant en principe de sécurité, mais en réalité essentiellement de renseignement, de désinformation et de sabotage, pour tenter de ternir la réputation de ceux qu’ils considéraient comme [leurs] adversaires ». Pour préserver un « écosystème de corruption » (pp. 38-39), les États emploient « des méthodes mises au point pour contrer une éventuelle menace terroriste […] à l’encontre des citoyens ordinaires » (p. 40). En cela, les informations divulguées ont un réel potentiel réformateur : « Les gens qui les connaissent l’ont bien compris […]. Ils s’emploient activement à empêcher cette réforme… » ; l’organisation et la publication de ces informations constitue donc « une action intrinsèquement anti-autoritaire » (p. 46).

4Ce que décrit Paul Jorion n’est pas l’émergence spontanée d’une insurrection numérique, puisqu’il s’agit d’abord de mesures antidémocratiques prises par les États, posant les jalons « d’une guerre civile » que les gouvernements auraient « déjà perdue ». Si l’organisation de l’internet se prête parfaitement à une nouvelle forme de résistance contre l’arbitraire des pouvoirs traditionnels, « pour ces pouvoirs, c’est incontestablement une guerre perdue d’avance. Ils pourront mettre en place les mesures de contrôle qu’ils veulent, ils ne gagneront pas… », car l’internet « interprète la censure comme une avarie et la contourne » comme en témoigne John Perry Barlow, célèbre défenseur des droits et de la liberté du numérique et auteur de la Déclaration d’indépendance du Cyberspace (p. 32, 1996, accès : https://projects.eff.org/​~barlow/​Declaration-Final.html, consulté le 03/10/13). On l’aura compris, dans cette partie, Paul Jorion dissèque autant les concepts que les processus utilisés dans l’affrontement de deux camps diamétralement opposés. En réalité, cette notion de « guerre civile » relate la mise en jeu de la pérennité du système capitaliste actuel.

5La seconde partie, « Révoltes et situations prérévolutionnaires à l’heure d’Internet » (pp. 48-90), s’attache à décrire les mécanismes de la crise récente, dans une perspective économique et psychologique. Paul Jorion y décrypte un stade « prérévolutionnaire » caractérisé par l’instabilité du système sociopolitique et financier, accompagné par la perte de confiance des populations dans leur gouvernance. À cela s’ajoute les potentialités de l’internet, permettant de diffuser rapidement les idées, de communiquer et de rendre lisible, de révéler. Le contrôle est devenu plus complexe et les mouvements « bien moins prévisibles qu’auparavant, ce qui explique la soudaineté des révolutions récentes » et l’impuissance des autorités y faisant face (p. 5). En situation prérévolutionnaire, le mécontentement et le sentiment d’injustice se développent.

« Le consensus de l’ordre existant a disparu. C’est ce que les sondages révèlent, c’est ce que révèlent aussi les élections : l’abstention est massive dans le monde occidental, et la majorité de ceux qui votent émettent un vote de protestation : ils ne votent pas pour des représentants spécifiques, ils votent, élection après élection, contre ceux qui étaient au pouvoir. L’usage du terme “prérévolutionnaire” pour désigner la situation actuelle ne me semble donc pas particulièrement aventureux » (pp. 53-54).

6Aussi s’ajoute une série continue d’événements qui « démontrent l’existence de solidarités de caste, indépendamment des nationalités, et ces solidarités dessinent du coup les lignes d’une contagion révolutionnaire éventuelle ». « Si les démocraties fonctionnent toujours au niveau des apparences, elles ne le font plus dans les faits » (p. 55). Pourtant, si les populations se scandalisent plus qu’auparavant, c’est parce « l’esprit de chacun est en alerte » (pp. 55-56), nourrissant le réseau d’un « cerveau collectif » (p. 75) au sein duquel les idées les plus convaincantes se détachent des autres et apparaissent au grand jour. C’est là que résident les potentialités du réseau où, malgré l’existence de processus de contrôle, persistent des interstices dans lesquels des formes de résistance collective peuvent s’élaborer : « Le contrôle augmente sans cesse, mais aussi les techniques pour déjouer ces contrôles. De toute façon, le “bruit” généralisé sur le web fait qu’on ne peut pas tout contrôler » (p. 71). Dans ce phénomène, l’auteur entrevoit un moyen d’amplification de la perturbation des systèmes établis, une « rétroaction positive » débouchant vers un éclatement, une destruction conduisant au changement.

7Dans la dernière partie, « Les blogs, entre subversion et information » (pp. 91-104), Paul Jorion relate sa propre expérience de création de blog, le blog portant sur l’économie le plus lu selon le classement Wikio (accès : http://www.pauljorion.com/​blog/​?p=23904, consulté le 03/10/13). Le chercheur pointe les possibilités critiques des publications indépendantes et personnelles sur l’internet et l’opportunité qui permettrait à des auteurs ou des communautés de se situer à la pointe de l’information sur des sujets desquels ils sont spécialistes. Cette formule semble plus en adéquation avec le « journalisme d’investigation » que celle exploitée par la presse traditionnelle fondée sur des « mécanismes de cooptation, qui imposent des filtres, et qui finissent par ne produire que des systèmes de pensée qui dégénèrent rapidement en raison d’une consanguinité intellectuelle trop élevée » (p. 93). À l’inverse, sur l’internet, « l’information circule très rapidement et de manière non maîtrisable » (p. 98), loin de l’autocensure journalistique. Finalement, avec La guerre civile numérique, Paul Jorion offre une analyse inédite des nouvelles formes de résistance numérique, à partir de réflexions parfois provocantes, inattendues, toujours au plus près du terrain.