Procès de France Télécom : « Il faut accepter des entreprises moins rentables et plus humaines »

lundi 2 septembre 2019
par  SUD Éduc

Le jugement dans le procès de France Télécom sera rendu le 20 décembre. Celui-ci doit amorcer, selon la psychothérapeute Sylvaine Perragin, un changement dans la gestion des entreprises, les logiques chiffrées laissant peu de place à l’humain.

Suspendu au verdict des juges, l’épilogue de cette affaire décennale est fixé au 20 décembre prochain. Il y a dix ans, le suicide de nombreux salariés de France Télécom avait ému l’Hexagone, soulevant un problème récurrent, inhérent à l’organisation du groupe. Celui que l’un d’eux avait qualifié, dans sa lettre d’adieux, de « management par la terreur ».

Jeudi 11 juillet, le procès de France Télécom et de ses ex-dirigeants s’est refermé après 46 jours d’audience au cours desquels les magistrats ont tenté de comprendre pourquoi plusieurs salariés de l’ancien monopole d’État se sont donné la mort, accusant directement leurs employeurs.

Au dernier jour de ce procès inédit, qui voit pour la première fois une entreprise du CAC 40 jugée pour de tels faits, le parquet a requis les peines maximales prévues par la loi pour « harcèlement moral », soit 75 000 euros d’amende contre France Télécom, et un an de prison et 15 000 euros d’amende contre ses ex-dirigeants, accusés d’avoir mené « une politique d’entreprise de déstabilisation des salariés », alors qu’ils voulaient supprimer des milliers d’emplois. Une qualification de « harcèlement moral institutionnel » qui, selon Sylvaine Perragin, psychothérapeute spécialisée en psychologie du travail et consultante en entreprise, "officialise le fait que ce ne sont pas des actes individuels, mais bien des systèmes de gestion qui sont à l’origine de ces souffrances".

« On les a traités comme des pions »

Symbole de la problématique de la souffrance au travail, l’affaire France Télécom – devenu Orange en 2013 – a fait l’objet d’une enquête de plus de sept ans à l’issue de laquelle les juges d’instruction ont retenu les cas de 39 salariés, dont 19 se sont suicidés entre 2007 et 2010, 12 ont tenté de le faire et huit ont traversé un épisode de dépression ou subi un arrêt de travail. Au total, dans ce procès qualifié par la présidente du tribunal d’« œuvre de justice commune et collective », 167 personnes se sont constituées partie civile.

Face à elles, Didier Lombard, PDG de 2005 à 2010, Louis-Pierre Wenès, ex-numéro 2, et Olivier Barberot, ex-DRH, ont rejeté toute responsabilité, contestant tout harcèlement moral, défini dans le code pénal comme « des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail ».

Pour comprendre la spirale de souffrance vécue par ces salariés qui ont vu dans la mort le seul moyen d’échapper à la situation critique de leur vie professionnelle, il faut remonter à 2006. En pleine révolution technologique et face à une concurrence exacerbée, un plan intitulé « NExT », assorti de son volet « Act », est mis en place au sein du groupe en vue d’« améliorer [son] rendement, [son] efficacité et [sa] productivité ».

À ce moment, l’entreprise était « en péril », a souvent rappelé Didier Lombard lors du procès. Il fallait alors agir vite, et frapper fort. Mis en place par la direction, le plan prévoyait la suppression de 22 000 emplois et un changement de métier pour 10 000 salariés, afin que ceux-ci partent d’eux-mêmes. Des départs que Didier Lombard dit, à l’époque, vouloir faire « par la fenêtre ou par la porte », selon les témoignages de plusieurs cadres. L’entreprise de télécommunications était déjà devenue privée, mais la majorité des employés étant encore fonctionnaires, ils ne pouvaient être licenciés.

Pris dans l’engrenage de ce plan, des milliers de salariés quittent l’entreprise, d’autres tombent dans la dépression. En 2009, un employé de 51 ans se donne la mort à son domicile à Marseille, mettant en cause son employeur dans un courrier. « Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause », écrit-il. Quelques semaines plus tard, un salarié se poignarde en pleine réunion, quelques jours avant le suicide d’une employée parisienne, défenestrée.

« Dans une logique de gestion, on a joué au jeu des chaises musicales, on les a traités comme des pions », estime Sylvaine Perragin. « Des techniciens de la téléphonie, parfois ingénieurs, ont été déplacés sur des plateaux d’appel. On a changé leur métier et leur identité professionnelle sans tenir compte de ce que ça représentait pour eux. Le seul objectif était de [virer] 22 000 personnes et de faire de la mobilité forcée, c’est ça qui a amené la vraie souffrance. »

Organisation toxique

Une souffrance liée avant tout à une « problématique d’entreprise », selon la spécialiste. Pourtant, après deux mois et demi d’audience et à l’issue des dernières plaidoiries jeudi, le secrétaire général d’Orange, Nicolas Guérin – représentant la personne morale France Télécom – a été le dernier à prendre la parole à la barre. « Nous reconnaissons que les transformations de France Télécom ont généré des cas de souffrances individuelles que l’entreprise n’a, hélas, pas toujours su prévenir », a-t-il déclaré, contestant, comme les autres prévenus, l’idée d’un harcèlement organisé et généralisé, et d’une politique d’entreprise de déstabilisation des salariés.

« Ce ne sont pas des cas de dépressions individuelles, mais des cas causés par l’organisation », réagit Sylvaine Perragin, qui explique qu’après l’étude des pistes individuelles, la psychodynamique du travail [discipline étudiant la complexité des rapports qu’entretient l’homme au travail] a compris que le mal-être de ces salariés n’était pas lié à un problème individuel, mais au fait qu’ils évoluaient dans une « organisation toxique ». « Ce n’est pas parce que les gens étaient fragiles qu’ils étaient déprimés, au contraire. Plus les gens sont forts, plus ils résistent longtemps et plus ils sont malheureux et finissent par craquer de manière importante. »

Le résultat financier, priorité absolue

Selon un rapport remis à la justice en 2010 par l’inspection du travail, les méthodes managériales, par leur « brutalité », « ont eu pour effet de porter atteinte à [la] santé physique et mentale [des salariés] ». Une brutalité accentuée par des « agissements répétés » selon le ministère public, qui a évoqué une politique d’entreprise ayant eu pour effet de « déstabiliser » les collaborateurs et de « créer un climat professionnel anxiogène ».

Pour Sylvaine Perragin, ce mécanisme est lié à l’évolution structurelle des entreprises, particulièrement des grands groupes qui, s’enfermant dans des « logiques chiffrées », basent leur analyse et leur organisation du travail sur l’obtention d’objectifs et de résultats. Celle-ci oppose alors la « logique de gestion », où le résultat financier est une priorité absolue au regard de la mondialisation et de l’hyperconcurrence des entreprises, à « la logique de métier ». « Quand vous êtes dans des logiques de métier, ce qui existait auparavant, vous êtes dans des logiques de prise en compte des contraintes des salariés. Ça ne veut pas dire que ça fait de vous des bons gestionnaires financiers, mais ça fait de vous de bons gestionnaires d’humains », explique-t-elle, insistant sur le décalage entre les employés et ces dirigeants d’entreprise « très loin du terrain ».

Pour la psychothérapeute, qui travaille depuis vingt ans sur les problématiques liées à la souffrance au travail, les choses doivent changer structurellement. De par ses études et son travail, celle-ci constate que, bien que plus fréquente au sein des grands groupes, cette organisation « toxique » se généralise à tous les types d’entreprises en raison de la standardisation des tâches et du management par le stress. « On est à environ 400 suicides, officiellement liés au travail, chaque année. Les médecins identifient 4 000 infarctus liés directement au stress au travail. Les burn-out se comptent par dizaines de milliers… Il faut absolument arrêter cette gestion d’entreprise mortifère. »

Emblématique de par son envergure, le procès France Télécom a pour vocation d’être érigé en exemple par le parquet de Paris. Mais quelles leçons en tirer ? De son avis, Sylvaine Perragin n’est pas sûre que ce procès contribue réellement à révolutionner le monde du travail. « Le problème est systémique et politique », estime-t-elle. « Il faut accepter d’avoir des entreprises moins rentables et plus humaines. Tant que les dirigeants d’entreprise et des grands groupes n’accepteront pas de changer le système de fonctionnement, les mêmes causes produiront les mêmes effets. »