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mardi 4 février 2020
par  SUD Éduc

Sources (Libération)
Chronique « écritures »
Blanquer, ministère amer
Par Sylvain Prudhomme , écrivain, chroniqueur à « Libération » — 31 janvier 2020 à 18:36

Blanquer, ministère amer

C’était il y a peu dans les journaux : une fine courbe sur fond blanc qui dégringolait, dégringolait, tombait en dessous d’un palier, puis d’un second. Elle montrait la chute, année après année, du pouvoir d’achat d’un prof en début de carrière, évalué en nombre de smic : de 2,08 smic en 1990 à 1,36 en 2019. A côté, une autre courbe indiquait le corollaire inévitable de ce déclin : la chute du nombre de candidats aux concours, accentuée par l’élévation, depuis la réforme de 2011, du niveau d’études exigé pour s’y présenter. « Prof, un métier qui n’attire plus », disait le titre, confirmant une expérience que chacun peut aisément faire, pour peu qu’il interroge les lycéens de son entourage sur leurs envies professionnelles. Comment en serait-il autrement ? Etudier longtemps pour gagner peu, et de moins en moins. Etre pris chaque jour entre les exigences contradictoires des programmes, des élèves, des parents d’élèves, des chefs d’établissement, des changements incessants de directives ministérielles. Voir les moyens mis à disposition constamment diminués. Etre à chaque protestation montré du doigt par son propre ministre.

Je me rappelle un ami, volontiers idéaliste pourtant, et dont les motivations étaient loin de se réduire à l’argent, qui disait cyniquement : « Si on veut que les élèves et les parents d’élèves nous regardent avec plus de respect, c’est très simple, il faut qu’on gagne plus. Puisqu’on est dans un monde qui ne respecte que l’argent, tant qu’on ne gagnera pas mieux notre vie, tant que les élèves et leurs parents ne trouveront pas notre situation un peu enviable, il ne faudra pas espérer que ça s’arrange. » Raisonnement qui aurait dû parler aux nostalgiques de l’autorité d’antan, mais dont les politiques successives n’ont cessé de prendre le contre-pied. Paradoxe désespérant : depuis des années (et plus que jamais peut-être depuis la prise de fonctions de Jean-Michel Blanquer), le discours décliniste s’accompagne d’un abandon des enseignants. Et si encore l’abandon n’était que financier. Mais il se double d’un mépris jamais vu : réformes faites d’en haut et imposées sans concertation, limitation toujours plus infantilisante de la marge de liberté laissée à chacun, œuvres désormais unilatéralement imposées chaque année au bac français, sans égard pour les préférences des professeurs ni pour la variété des contextes scolaires.

C’est le rare privilège des enseignants : avoir un ministre qui, au lieu de les entendre, les humilie. La ministre des Armées glorifie les militaires. Le ministre de l’Intérieur défend la police même lorsqu’elle crève des yeux à coups de LBD et provoque la noyade de Steve Caniço. Le ministre de l’Education, seul, ne cesse de se défier des professeurs, de les traiter en incompétents, en indociles qu’il s’agirait d’abord de mater, en tire-au-flanc dont les résistances et l’épuisement ne seraient que conservatisme et défense d’intérêts égoïstes.

Comme beaucoup d’auteurs, il m’arrive assez fréquemment d’aller à la rencontre de lycéens. J’y fais la connaissance de professeurs de lettres qui, par définition, aiment la littérature, y compris contemporaine, prennent le temps d’en lire, tentent par tous les moyens d’en transmettre le goût à leurs élèves - lesquels, bien souvent, entraînés par leur enthousiasme, s’y montrent réceptifs. Or c’est pour moi l’indice le plus accablant : que Blanquer ait réussi à décourager même ceux-là. Qu’au premier rang des professeurs en colère figurent, unanimes, ceux que j’ai vus si passionnés, si attachés à leurs élèves, si appréciés d’eux en retour.

Désarroi de se sentir de plus en plus réduits au rôle d’exécutants. Stupéfaction devant l’ahurissante lettre du recteur d’Aix-Marseille, qui appelait récemment les directeurs d’établissement à traiter les grévistes « avec pédagogie mais si besoin avec fermeté, laquelle est le sel de toute vraie pédagogie ». Comment a-t-on pu en arriver là ? Ce n’est pas en tout cas l’entretien donné cette semaine par Blanquer à l’Obs qui atténuera cette impression d’arrogance et de mépris. Interrogé sur l’éducation de demain, le ministre y fait, entre autres, l’éloge des robots. « Il existe des exercices en Chine mais aussi en France où un enfant apprend à écrire une lettre, un signe, et l’ordinateur, par une petite caméra, voit la qualité de ce signe. » Avec cet avantage indéniable de la machine par rapport au professeur en chair et en os : les robots, au moins, ne se mettent pas en grève.

Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta Alikavazovic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne, Sylvain Prudhomme.