Suicides, conditions de travail : un syndicat d’enseignants porte plainte contre Jean-Michel Blanquer

dimanche 10 novembre 2019
par  SUD Éduc

Il s’agit d’une première dans l’Education nationale. Un syndicat minoritaire a décidé de porter plainte contre le ministre en fonction. En cause : sa responsabilité dans les conditions de travail et les suicides de son personnel.

Jean-Michel Blanquer sera-t-il condamné pénalement ? Un syndicat d’enseignants Action et démocratie (branche éducation de la CFE-CGC) a porté plainte, le 17 octobre, contre le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer pour la violation des articles 223-1 et 121-3 du code pénal, relatifs notamment à l’hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu’à la prévention médicale dans la fonction publique. Le syndicat s’appuie notamment sur les suicides ou tentatives, relayés dans les médias.
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Professeur de philosophie et vice-président d’Action et démocratie, René Chiche explique qu’à l’image de « n’importe quelle organisation professionnelle, l’employeur est responsable et a des devoirs vis-à-vis de ses employés en matière de santé et de prévention des risques liés au travail qu’il lui fait faire ». Il juge ainsi que l’Education nationale « s’exonère depuis des années de ses devoirs en ce domaine ». Les derniers chiffres officiels, publiés le 6 novembre, peuvent effectivement alerter. Depuis la rentrée, en septembre, l’Education nationale a subi la perte de 11 de ses agents par suicide. L’année dernière, la moyenne s’élevait également à plus d’un suicide par semaine. « Depuis deux ans, il y a des suicides de plus en plus scandaleux, car mettant en cause directement l’institution qui peut de moins en moins le dissimuler », appuie René Chiche, prenant l’exemple du suicide de la directrice d’école Christine Renon au sein de son établissement, le 21 septembre dernier.

Action et démocratie déplore de fait le manque de médecins de prévention comme le prévoit un décret du 28 mai 1982. Celui-ci contraint normalement le ministère à « mettre en place un service de prévention adapté, avec un nombre minimal de médecins par agent et une obligation de visites au moins tous les cinq ans ». « Ce qu’il n’a pas fait », tempête René Chiche. Comme prévu par sa mission, la médecine de prévention aurait peut-être pu éviter certains drames personnels, selon René Chiche. Il confesse malgré tout que si Jean-Michel Blanquer est ici poursuivi pénalement, celui-ci est loin d’être le seul responsable de la situation : « Ce n’est pas du tout une affaire personnelle contre Jean-Michel Blanquer. J’aurais d’ailleurs bien aimé signer une plainte contre ses prédécesseurs. Il se trouve que c’est lui qui est actuellement aux responsabilités et qui peut prendre des décisions. »
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Dans cette logique, Action et démocratie réfléchit à un moyen d’action judiciaire pour poursuivre les anciens ministres de l’Education nationale. « On veut que, désormais, celui qui prendra les responsabilités du ministère, sache que sa responsabilité pénale est engagée dans l’application de ces textes », insiste l’enseignant, accusant en outre les recteurs d’académie : « Chaque recteur a la possibilité de recruter des médecins et il a un budget pour cela. Il n’utilise pas ce budget pour cela mais pour autre chose. Donc chaque recteur a aussi une responsabilité qui est engagée. Nous envisageons par conséquent de pouvoir décliner cette plainte pour chacun des recteurs. »

Nous ne cessons d’alerter, d’avertir des vrais problèmes et difficultés [...] Nous disons qu’il y a urgence. Et puis viennent les suicides de l’un ou de l’autre… Ça suffit maintenant

Si Jean-Michel Blanquer a annoncé le 6 novembre « une campagne nationale de recrutement des médecins de prévention d’ici la fin de l’année civile », René Chiche n’excuse pas pour autant l’action de l’actuel ministre. « Pourquoi faut-il attendre 11 suicides depuis le début de l’année scolaire pour annoncer ce qui aurait dû l’être il y a deux ans, lors de sa prise de fonction ? », déplore-t-il. « Si Jean-Michel Blanquer était quelqu’un de responsable et conscient des difficultés réelles, pourquoi s’est-il lancé dans des réformes qui chamboulent tout et qui ont finalement occupé tous ses services, sur des sujets qui détournent de ceux qui ne sont pas traités et où sa responsabilité est engagée ? », se demande-t-il par ailleurs. Un point de non-retour pour René Chiche, assurant que le ministère de l’Education nationale était forcément au courant du malaise au sein du personnel, la plainte citant un rapport de l’inspection générale de l’Education nationale, daté de 2014 : « Depuis que Jean-Michel Blanquer a accédé aux responsabilités, nous ne cessons d’alerter, d’avertir des vrais problèmes et difficultés, notamment par nos déclarations au Conseil supérieur de l’éducation. Nous disons qu’il y a urgence. Et puis viennent les suicides de l’un ou de l’autre… Ça suffit maintenant ! »

On ne peut plus de contenter de réclamer comme on le fait, à chaque fois, une enquête au sein des comités d’hygiène et de sécurité qui aboutira à un rapport, qui n’aboutira à rien

René Chiche est d’autant plus en colère qu’il peste contre les autres syndicats qui font régulièrement des communiqués ou des déclarations aux Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) « n’aboutissant à rien » : « Tout ce cirque, où le ministère a beau jeu de se retrouver avec des syndicats qui jouent la même partition que lui. On mélange tout, on parle de tout mais on ne règle rien. On ne peut plus se contenter de réclamer, comme on le fait à chaque fois, une enquête au sein des comités d’hygiène et de sécurité qui aboutira à un rapport qui n’aboutira à... rien. » Action et démocratie a donc estimé que la seule voie désormais possible, pour régler les difficultés concernant les conditions de travail des enseignants et de l’ensemble des personnels, est la voie judiciaire avec, à l’esprit, l’affaire judiciaire France Télécom, et « la crise des suicides » qui a touché l’entreprise : « Nous avons porté cette plainte au pénal parce que le dialogue social est une mascarade et que la juridiction administrative enterre tout. On ne voit plus d’autre solution que celle de mettre en cause personnellement ceux qui mettent en œuvre des politiques de management ou de gestion calamiteuses. »
La France en infraction par rapport à la réglementation européenne ?

La commission des requêtes de la Cour de justice de la République (CJR) examinera cette plainte et les suites à donner le 21 novembre. René Chiche estime que les éléments de droit, sur lesquels repose la plainte, « ne peuvent être écartés d’un revers de main » : « Le décret qui devrait être appliqué est très précis. Il a été pris et voulu par un gouvernement français à un moment donné. Il doit donc être appliqué. Il donne des règles et si on les a prises, ce n’est pas pour rien, elles étaient indispensables », argumente-t-il, pointant du doigt le fait que, lui-même, n’a jamais été au contact avec un médecin du travail durant sa carrière, « comme la plupart de [ses] collègues ».

René Chiche craint toutefois que la Commission des requêtes rende une décision « purement politique ». Le professeur appelle de fait les autres syndicats à soutenir publiquement la plainte, voire à s’y joindre avant la date du 21 novembre, pour lui donner davantage de poids.

L’organisation Action et démocratie est en tout cas prête pour le combat... quitte à aller très loin dans la procédure : « Notre avocat nous a même dit que, par rapport à la réglementation européenne, la France était en infraction. Cette plainte n’est qu’un début et cela peut aller très loin dans le domaine judiciaire. C’est la seule arme qu’il nous reste. »

Bastien Gouly